FIGAROVOX/OPINION – Après le premier colloque du Centre International de Géopolitique et de Prospective Analytique (CIGPA) consacré à la Turquie, Mezri Haddad décrypte la politique de Recep Tayyip Erdogan.
Mezri Haddad est un philosophe, écrivain et diplomate tunisien. Docteur en Philosophie, ancien ambassadeur de Tunisie à l’UNESCO de 2009 à 2011, il est l’auteur de plusieurs essais sur les liens entre religion et politique, notamment La face cachée de la révolution tunisienne. Islamisme et Occident, une alliance à haut risque (éd. Arabesques/Apopsix, 2011). Il est président de CIGPA
Jusqu’à la mi-juillet 2016, malgré l’agacement turc d’être encore non-membre de l’Union européenne 53 ans après en avoir fait la demande, et malgré la contrariété européenne de subir le chantage diplomatique à la déferlante migratoire, les relations entre l’Europe et la Turquie étaient plutôt constantes et plus ou moins cordiales eu égard aux intérêts économiques et stratégiques réciproques.
En 2011, ces relations étaient même excellentes et pour cause: avec le «printemps arabe», Recep Tayyip Erdogan était à son zénith et son islamisme «modéré» était pour certains observateurs le modèle parfait pour les pays déstabilisés, comme la Tunisie, la Libye, l’Egypte, la Syrie et le Yémen. Le néo-ottomanisme était en marche et plus rien ne semblait pouvoir l’arrêter.
Six années après cette euphorie, la Turquie est aujourd’hui en froid avec ses alliés traditionnels, les Etats-Unis et l’Europe, et en crise ouverte avec un certain nombre de pays arabes, notamment la Syrie, l’Irak et l’Egypte, dont la seconde révolution de 2014, qui a écarté du pouvoir les Frères musulmans, avait fortement déplu à Erdogan pour des raisons évidentes!
Mais c’est avec la crise interne du régime turc, intervenue le 15 juillet 2016 et perçu comme un «complot de l’étranger», que les relations euro-turques d’une part et turco-arabes d’autre part ont pris un tournant décisif. Rien ne va plus par ailleurs entre la Turquie et son allié structurel américain à qui Erdogan reproche d’abriter son redoutable ennemi, Fethullah Gülen, accusé par ailleurs d’avoir fomenté ce putsch militaire qui arrangeait bien l’agenda politique du président turc!
Vraisemblablement, les relations resteront tendues jusqu’aux élections présidentielles américaines en novembre prochain. A moins que le rapprochement avec la Russie, pour le moment tactique et purement dissuasif, ne devienne stratégique, empêchant dans ce cas de figure une normalisation avec les Etats-Unis et un retour au niveau de partenariat bilatéral d’avant la crise.
Rien ne va non plus entre la Turquie et l’UE, dont Erdogan a reproché aux chefs d’Etats d’avoir fait preuve de passivité et d’indifférence lorsque son pouvoir a chancelé dans la semaine du 15 au 22 juillet 2016. Réaction épidermique qui dénote chez le sultan d’Istanbul un ressentiment profond à l’égard des Européens qui n’auraient pas tenu leur promesse d’intégrer à l’UE la Sublime Porte.
Enfin, rien ne va plus entre la Turquie et un certain nombre de pays arabes, notamment le plus important d’entre-eux, à savoir l’Egypte. C’est que le pouvoir dans ce pays ne tolère plus les ingérences d’Erdogan dans ses affaires intérieures, à l’instar de ses immixtions au Caucase et à Chypre. Parvenant à redresser sa situation économique, sociale et sécuritaire, l’Egypte entend bien reprendre son leadership naturel au sein du monde arabe.
En réalité, ce qui ne va plus, c’est la Turquie elle-même ou plus exactement son régime politique islamiste qui, au bout de quinze années de règne sans partage, a subi l’usure du pouvoir et l’érosion de l’idéologie. Si la crise interne de juillet dernier a été le symptôme d’un régime essoufflé et contesté, la réaction disproportionnée d’Erdogan à ces événements a dévoilé la véritable nature de ce «despotisme oriental», qui passait pour le plus libéral et le plus démocratique du monde musulman.
Les purges au sein de l’armée, de la Justice, de la Sécurité, de l’Education, les arrestations arbitraires des intellectuels et des journalistes contestataires, les atteintes graves aux droits de l’homme et à la liberté de presse, l’annonce par Erdogan lui-même, sur la chaine CNN, le 18 juillet 2016, du rétablissement de la peine de mort…constituent autant d’indices d’une dérive autocratique qui inquiète l’Europe et exaspère les Etats-Unis.
Cette situation serait-elle durable ou conjoncturelle? «L’homme malade» est-il à nouveau un facteur d’inquiétude et d’instabilité autant pour l’Europe que pour le monde arabe? Quels risquent encourent les Européens en cas de rejet définitif de la candidature de la Turquie à l’UE? Les pays européens et plus particulièrement l’Allemagne, reviendront-ils sur leur accord concernant les réfugiés? Après la phase de l’islamisme assuré comme une idéologie d’influence régionale et globale, l’affaiblissement de la Turquie sur la scène internationale annonce t-il un reflux des Frères musulmans dans le monde arabe et en Europe? Eu égard aux relations troublantes de la Turquie avec Daech, aussi bien en Syrie qu’en Irak et en Libye -une convergence objective d’intérêts devenue un peu trop visible- qu’en sera-t-il de la guerre que l’Europe livre au terrorisme? Combattant impitoyablement et indistinctement Daech, Al-Qaïda et autres rebelles dits «modérés» en Syrie, la Russie parviendra t-elle à faire infléchir la position du régime turc dans le conflit syrien et par-delà, dans le combat contre le terrorisme international?
En se rendant à Moscou, Recep Tayyip Erdogan considère sans doute que désormais, l’avenir de la Turquie se joue à l’Est et plus exactement vers l’Asie Centrale. Mais au-delà la reprise des relations économiques entre les deux pays, qui ont été suspendues à la suite de la destruction par l’aviation turque d’un bombardier russe en novembre 2015, et qui viennent d’être scellées par la signature d’un accord stratégique sur la construction du gazoduc TurkStream d’un coût estimé à plus de 10 milliards de dollars, assisterons-nous à moyen ou long termes à l’émergence d’un axe Ankara-Téhéran-Moscou qui constituerait un contrepoids à l’alliance atlantique? Erdogan, qui a rêvé un certain temps d’un califat néo-ottoman, serait-il un allié fiable à la Russie dans ce qui pourrait être l’antagonisme radical du Grand Moyen-Orient imaginé par les néo-conservateurs Américains? Cela dépendra beaucoup moins d’Erdogan que de Vladimir Poutine, le stratège du Kremlin qui a modifié le rapport de force dans la région et qui entend rétablir la Russie dans son rôle de grande puissance.