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Pourquoi l’Europe est-elle impuissante face à l’expansionnisme néo-ottoman ?

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Les bruits de bottes résonnent

A posteriori, et depuis le printemps dit arabe dont on mesure aujourd’hui les effets locaux et régionaux chaotiques, Erdogan a alternativement investi dans les Frères musulmans et dans le djihadisme islamiste. Nonobstant sa défaite en Syrie, il espère encore aujourd’hui un retour sur investissement. Quitte à mettre en péril la paix mondiale déjà très précaire, tout porte à croire que le dictateur turc ira, en effet, jusqu’au bout de sa logique guerrière d’autant plus qu’Erdogan sait pertinemment qu’il ne survivra pas politiquement à une défaite militaire en Syrie ou en Libye. Il n’y va pas seulement de sa survie politique mais aussi de la longévité du mouvement des Frères musulmans dont il est à la fois le guide caché et la figure emblématique. 

               Que ce soit à Chypre, en Grèce, en Libye, en Syrie, en Irak, en Egypte, aux Balkans, en Crimée, en Europe, en Tunisie, à Gaza, en Afrique subsaharienne, le régime turc constitue ainsi une menace globale de déstabilisation et de tension. Soit en voulant s’approprier les gisements gaziers chypriote et grec au mépris du droit maritime international  ; soit en intervenant militairement ou par mercenaires terroristes interposés, comme c’est le cas en Syrie ou en Libye ; soit en hébergeant les différents chefs des Frères musulmans, organisation à laquelle il appartient depuis toujours ; soit en actionnant les terroristes islamistes sous son contrôle ; soit en utilisant les millions d’immigrés clandestins comme monnaie d’échange et de pression sur l’Europe ; soit encore en plaçant sous son influence idéologique et politique les différentes associations représentatives des musulmans d’Europe en général et de la diaspora turque en particulier. Autant de tension et de conflits suscités ou aggravés par Erdogan au nom de ses hallucinations hégémoniques et de ses obsessions néo-ottomanes.

               Nul besoin de longue démonstration ou d’interminables arguments pour illustrer les ambitions hégémoniques et califales du despote turcs. Il suffit tout simplement de l’écouter. Dans son discours de Rize, au bord de la mer Noire, en octobre 2016, il avait publiquement déclaré : « On nous demande pourquoi on s’intéresse à l’Irak et à la Syrie, à l’Ukraine, à la Géorgie et à la Crimée, à l’Azerbaïdjan et au Karabakh [région disputée par Erevan et Bakou], aux Balkans et à l’Afrique du Nord. Mais ces pays ne nous sont pas étrangers. Comment faire la différence entre Rize et Batoumi [en Géorgie]. Comment évoquer Edirne sans parler de Thessalonique et Kardjali [en Bulgarie] ? Comment ne pas admettre que Gaziantep, Alep, Mardin, Syrte et Mossoul ne sont pas liés ? De Hatay au Maroc, vous trouverez les traces de nos ancêtres. C’est la même chose en Thrace [région à cheval entre la Turquie, la Grèce et la Bulgarie] et en Europe de l’Est. »

               Dès lors, la grande interrogation serait de savoir pourquoi l’Europe est-elle si peu exigeante face au régime turc et quels sont ses talons d’Achille qui réduisent ses moyens dissuasifs à de simples gesticulations diplomatiques ?    

               Il y a d’abord et principalement la question du danger islamo-terroriste qui pèse sur l’Europe. Même s’ils ont mis longtemps avant de le comprendre, les dirigeants européens savent maintenant que le régime turc a tissé des liens étroits avec les grandes organisations terroristes qui sévissent dans le monde, y compris avec Daech. Lors de sa conférence commune à Londres avec Donald Trump, le 3 décembre 2019, le président français Macron a clairement déclaré : « Quand je regarde la Turquie, elle combat maintenant ceux qui ont combattu avec nous (les kurdes), à nos côtés contre l’Etat islamique et parfois les Turcs travaillent avec des intermédiaires de l’EI, C’est un problème et c’est un problème stratégique… L’ennemi commun aujourd’hui ce sont les groupes terroristes et je suis désolé de constater que nous n’avons pas la même définition du terrorisme ». Qu’il s’agisse des quelques territoires syriens encore sous son contrôle, ou qu’il s’agisse de Tripoli et de Misrata en Libye, Erdogan y dispose d’un réservoir de terroristes que les pays européens redoutent, non sans raison !

               Le second point faible de l’Europe face à la Turquie est l’immigration clandestine. Malgré les énormes subventions que la Turquie perçoit de l’Union européenne pour surveiller ses frontières (une première tranche de 6 milliards d’euros a été accordé à la Turquie à la suite de l’accord, en mars 2016, entre Bruxelles et Ankara), le régime turc menace régulièrement d’ouvrir les vannes du pipeline migratoire pour inonder l’Europe. Erdogan retient près de 4 millions de réfugiés Syriens. Plaque tournante des migrations irrégulières maritimes et terrestres, la Turquie peut à tout moment les relâcher sur l’Europe via les îles grecques, la Bulgarie, l’Arménie et désormais la Libye.  

               Le troisième point faible, c’est la diaspora turque ainsi que les millions de musulmans (26 millions selon une étude de Pew Research Center, publiée en novembre 2017) qui vivent en Allemagne, en France, en Belgique, en Espagne, en Grèce, au Danemark, aux Pays-Bas…, qu’Ankara voudrait utiliser comme des leviers d’influence et d’irrédentisme turcs en Occident…Certains pensent encore aujourd’hui que les associations islamiques et les différentes institutions représentatives des musulmans en Europe sont contrôlées par certaines monarchies du Golfe et tout particulièrement par l’Arabie Saoudite. Tel fut le cas effectivement dans le passé. Or, les études académiques récentes et les rapports de renseignement indiquent que près de 85% de ces associations sont sous l’influence des Frères musulmans dont la Turquie est le parrain. Selon le quotidien français La Croix (19 janvier 2020), « Le Conseil français du culte musulman (CFCM) a élu dimanche 19 janvier son nouveau président. Les fédérations de sensibilité turque sont désormais les plus représentées au conseil d’administration. Depuis une dizaine d’années, l’islam est devenu un instrument diplomatique pour la Turquie en Europe ». Le désengagement récent de l’Arabie Saoudite du financement de mosquées en Europe, annoncé à Lausanne par le secrétaire général de la Ligue islamique, laisse la voie libre à la Turquie pour étendre sa mainmise sur l’islam en Occident et affermir par conséquent l’influence politico-religieuse des Frères musulmans.

               C’est dire combien la résistance des pays européens face au péril néo-ottoman sera difficile et d’autant plus limitée que la Turquie bénéficie encore aujourd’hui du soutien américain.  

Mezri Haddad

Président de CIGPA


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