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Sébastien de Courtois : « La France a perdu beaucoup en Syrie »

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Auteur de nombreuses enquêtes de terrain, Sébastien de Courtois*, qui vit en Turquie, alerte sur la situation des minorités chrétiennes au Proche-Orient.

Comme vous l’écrivez dans votre livre, le sujet des chrétiens d’Orient a longtemps été tabou en France. Pourquoi ?

Dès ma première publication sur la question des chrétiens en Orient – je préfère cette dénomination, à la manière de feu Boutros Boutros-Ghali, lui-même chrétien d’égypte –, j’ai senti que j’entrais dans un univers intellectuel à risque. Car la gauche française est très mal à l’aise avec un sujet qui la renvoie à ses propres incohérences idéologiques. En réduisant l’Orient au tiers-mondisme, ce qui l’a conduit à nier le fait religieux, elle porte de fait une lourde responsabilité dans notre aveuglement sur la situation réelle des chrétiens. La quasi-totalité de la classe politico-médiatique française est aujourd’hui encore tributaire de cette vision pour le moins réductrice des problèmes orientaux qui ne sont vus qu’à travers le prisme de nos propres divisions.

Exemple de rhétorique imbécile, mais habituelle : « Pourquoi ne parlez-vous que des chrétiens et pas des musulmans ? ». Rhétorique stupide car, bien souvent, les premiers à défendre la présence des chrétiens en Orient – au Liban, en Syrie et en Irak – sont les élites musulmanes, chiites et sunnites. Soyons juste cependant. Une certaine gauche, réaliste et pragmatique, celle de Régis Debray, de Jacques Julliard, de Pascal Bruckner et même celle de Bernard-Henri Lévy, s’est rattrapée et aborde aujourd’hui la question avec sérieux et dignité. Mais pour la vieille gauche idéologique, pour qui l’islam est la religion des opprimés, la religion des réprouvés, « victime » et « chrétien » sont des termes antinomiques. Consultez les archives de la plupart des journaux ou sites d’information en ligne : vous constaterez un désintérêt presque total pour le drame des chrétiens en Orient. Ce désintérêt est dramatique car le fanatisme se nourrit de cette ignorance. C’est pourquoi le discours contre l’islamophobie – qui possède sa légitimité – ne peut être entendu, à mon avis, qu’à la condition que soient expliqués les silences coupables vis-à-vis des chrétiens en Orient. Est-ce encore trop demander ?

Votre dernier livre est sous-titré Le crépuscule des chrétiens d’orient. Leur situation est-elle si catastrophique ? N’y-a-t-il pas l’espoir d’une renaissance avec le recul de l’état islamique en Syrie et en Irak ?

Tant qu’un enfant pourra prier la Vierge ou saint Georges dans la montagne maronite, tant que les monastères syriaques de Tur Abdin, en Turquie orientale, résonneront de leurs mélopées araméennes, il y aura de l’espoir. Mais le temps de l’islam politique est un temps long et l’érosion de ces chrétientés est un phénomène inéluctable qui prospère sur l’étendue de nos faiblesses. Je veux parler de l’inconsistance politique et spirituelle de l’Occident incapable de proposer un projet de civilisation autre qu’un consumérisme de masse.

La Turquie joue manifestement un double-jeu dans ce conflit. Est-ce votre sentiment ?

J’aime la Turquie où je vis. C’est un pays difficile à comprendre. Pour répondre à votre question, il faut distinguer le « pays légal » du « pays réel ». Car l’action du gouvernement turc est aussi préjudiciable pour son peuple que pour ses voisins. Dans un livre clair et précis, le journaliste turc Kadri Gürsel démontre sa responsabilité dans la guerre syrienne comme dans la naissance de Daech (Turquie, Année Zéro, Le Cerf). Malheureusement, le peuple turc est victime de la propagande qui lui est servie dans des médias aux ordres.

La France a-t-elle définitivement perdue son influence au Proche-Orient en s’entêtant à exiger le départ de Bachar al-Assad ? Quid du rôle de la Russie ?

Depuis 2011, le pouvoir politique français s’est tellement enfermé dans un discours obsessionnel « contre Assad » qu’il lui est aujourd’hui impossible de faire machine arrière. La France a beaucoup perdu en fermant précipitamment son ambassade à Damas. Peuple fier à la mémoire longue, les Syriens de la capitale mettront du temps avant de pardonner. Au fond, je n’ai toujours pas compris pourquoi nous étions entrés en guerre contre la Syrie. Je dis bien contre la Syrie. Oui, nous avons armé et financé des mouvements en rébellion contre un gouvernement ! Lourde responsabilité historique… Ankara le sait bien. C’est pourquoi les Turcs négocient à propos des réfugiés avec autant d’aplomb. De leur point de vue, les Occidentaux les ont abandonnés au milieu du gué et ils doivent désormais prendre leur part du fardeau de la crise migratoire déclenchée par le conflit.

Je n’aime pas particulièrement le régime de Damas. Mais soyons honnête. Sous le gouvernement de Bachar al-Assad, ou sous celui de son père, j’ai pu faire de la recherche sur le terrain ou mener des enquêtes journalistiques en toute liberté. Je n’ai jamais encore expérimenté la Syrie daechienne ou islamiste d’aujourd’hui ! J’aimerais bien que tous les intellos, archéologues, journalistes, chercheurs, qui ont bénéficié de conditions en or pour travailler pendant des décennies dans ce pays osent juste le reconnaître, sans jugement de valeur. Il me semble qu’un peu de décence s’impose. Et sachons établir les distinctions élémentaires. Il convient de faire la différence entre l’État syrien et le régime syrien.

La Syrie va-t-elle se fractionner en de multiples territoires autonomes comme on l’entend parfois ?

C’est peu probable, car la communauté internationale ne les reconnaîtrait pas. Le premier test viendra avec l’indépendance, ou pas, du Kurdistan irakien. Si on supprime des frontières, il faudra bien en créer de nouvelles. De manière quasi-générale, les chrétiens sont très attachés aux États existants, seules garanties de leur survie. Je pense, là encore, au Liban, qui s’accroche à sa spécificité : un pays où chiites, sunnites et chrétiens se parlent à égalité.

Faut-il craindre un embrasement général opposant chiites et sunnites ?

Mais nous sommes en plein dedans ! Certes, cette guerre peut encore se durcir et s’étendre à d’autres régions, dans des conflits asymétriques, comme c’est le cas au Yémen. Les fondamentalistes sunnites ne pardonneront pas au Hezbollah libanais son engagement en Syrie. D’une manière ou d’une autre, il devra en payer le prix. Pour le reste, je ne veux pas faire ma « madame Irma » : laissons cela aux « spécialistes » qui se bousculent sur BFM mais qui n’ont jamais mis les pieds en Syrie.

*Dernier livre paru : Sur les fleuves de Babylone, nous pleurions, Stock, 186 p., 18,50 euros.

http://www.politiquemagazine.fr/

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